De la tradition des «fiancées kidnappées» à la traite d’êtres humains, de très jeunes filles sont enlevées pour être prostituées ou mariées de force en Chine.
Di est une toute jeune fille âgée de 12 ans. Elle vit non loin de Sapa dans le Lào Cai, région du nord du Vietnam située à 350 kilomètres de Hanoï. C’est une destination touristique appréciée pour ses paysages, proche des frontières du Laos et de la Chine. À 1.600 mètres d’altitude, les rizières en terrasse cascadent en vagues vert tendre et jaune d’or dans un décor de montagnes bleuies par la brume.
Di appartient à une des ethnies minoritaires de la région, les Hmong («nos Harkis d’Indochine», écrivait la journaliste Hélène Ferrarini). Et selon la tradition, elle est à 12 ans considérée comme en âge de se marier. Elle ne sait trop qu’en penser, car sa mère l’a mise en garde lorsqu’elle a commencé à sortir avec des garçons: la vie de femme mariée est difficile, Di doit rester à l’école aussi longtemps que possible. Après une journée de labeur dans les champs, il faut s’occuper des enfants et de la maison. S’user les yeux à broder les somptueux vêtements traditionnels préalablement teintés à l’indigo, préparer les repas, recommencer sans trêve.
Mais le petit ami de Di, Vàng, en a décidé autrement. La nouvelle année lunaire est là, les célébrations battent leur plein. Le Têt, Nouvel An vietnamien, se fêtait traditionnellement avant le Nouvel An lunaire ou chinois, mais ils coïncident désormais. Les femmes ont préparé des gâteaux de riz gluant fourrés de pâte de haricot, du rat grillé et de la soupe de sang de porc. Elles sont resplendissantes dans leurs costumes richement brodés et leurs lourdes coiffes. On reçoit chez soi un grand nombre d’invités –plus on se montrera hospitalier et généreux, plus l’année sera prospère.
On chante, on danse, on joue. Dans cette ambiance joyeuse, Vàng décide d’enlever Di avec la complicité de ses amis, pour en faire son épouse. Personne ne s’oppose à l’enlèvement, opéré au vu et au su de tous. C’est une tradition, après tout. Les adolescents se filment même pour donner à leurs amis des conseils sur la meilleure façon d’enlever sa promise.
Et qu’importe que la «fiancée» s’y oppose et résiste, comme de nombreuses vidéos le montrent. Le People’s Army Newspaper souligne la «beauté de cette tradition», coutume née à une époque où de jeunes couples désespérés face au manque de moyens du jeune homme forçaient la main de la famille de la mariée.
Les cris de protestation de l’adolescente sont importants: ils font partie de la tradition, c’est un symbole du caractère vertueux de la jeune femme. Cette dernière est placée sous la vigilance d’une des sœurs du «promis». Après trois jours, la famille de celui-ci révèle à celle de la candidate au mariage l’endroit où elle se trouve. La famille n’est officiellement pas forcée d’accepter le mariage, mais le soupçon planant désormais sur la virginité de leur fille risque de ternir leur réputation.
«Laisse donc faire!»
La réalisatrice vietnamienne Ha Le Diễm a filmé Di pour le documentaire Children of the Mist («Les enfants de la brume», en français). Di a été plus chanceuse que d’autres: elle a décidé de refuser le mariage et sa famille ne l’a pas rejetée. Ses sœurs et sa propre mère ont été des «mariées kidnappées» avant elle; l’amoureux de sa mère a préféré se suicider plutôt que la voir faire sa vie avec ce mari imposé. Ha Le Diễm, parvenue à sauver Di d’un deuxième enlèvement, est stupéfaite de la réaction de la grand-mère de la jeune fille: «Laisse donc faire!»
Bien que considérée comme illégale, la pratique continue d’être couramment répandue. Les kidnappeurs risquent la prison, mais la police locale demande généralement aux parents venus signaler une disparition «d’attendre trois jours pour voir si elle est en danger».
Mais il n’est pas rare que les adolescentes disparaissent: la tradition a donné lieu à un trafic humain d’envergure. L’association Borgen Project déclare que 80% des victimes de trafic humain au Vietnam proviennent d’ethnies minoritaires et sont en grande majorité de sexe féminin.
Pour le Washington Post qui enquête sur les pratiques de la diaspora hmong aux États-Unis, il s’agit d’un secret de polichinelle.
Au Vietnam, les Hmong sont environ 1,4 million. En Chine, d’où les Hmong (ou Miao) étaient originaires avant de migrer vers le Vietnam, le Laos ou la Birmanie, ils seraient plus de 9 millions. La politique de l’enfant unique en Chine, les pratiques de l’avortement sélectif et de l’infanticide des filles a laissé, estime le South China Morning Post, un «déficit» de 30 à 40 millions de femmes. Une concurrence féroce s’est donc installée chez les hommes en quête d’une épouse. Mieux vaut être bien nanti, la dot peut s’avérer salée.
Mais dans les régions rurales et pauvres, que faire? Une solution alternative s’offre à ceux dont les moyens sont limités. Pour une somme allant de 3.000 à 9.000 dollars (de 2.800 à 8.300 euros environ), ils peuvent «acquérir» une épouse venue du Kirghizistan, du Laos ou du Vietnam. Un total moins élevé que le montant d’une dot, dans la plupart des cas.
Menaces de mort
Au Vietnam, des Hmong jouent les intermédiaires (pour un peu d’argent ou un nouvel iPhone), enlevant des jeunes filles après les avoir amadouées avec cadeaux et promesses. Confiées à un passeur, elles se retrouvent en Chine pour y être prostituées ou mariées de force. Impossibles pour ces victimes de trouver une échappatoire. «Ces filles ne sont pas allées à l’école très longtemps, elles ne connaissent pas bien la géographie, ne se sont pas aventurées au-delà de leurs villages. Elles ne savent pas écrire ou lire le chinois, donc elles ignorent où elles se trouvent», analyse le réalisateur australien Ben Randall.
Quand il apprend que deux sœurs qu’il avait rencontrées au Vietnam ont été enlevées, il part à leur recherche –tout en découvrant les sordides dessous de la pratique. «Les trafiquants risquent une peine légère: quatre ou cinq ans au Vietnam, et même moins que cela en Chine dans de nombreux cas.»
Randall a retrouvé l’une des deux sœurs, mariée à un chauffeur de taxi. Chez elle, les photos de leur mariage sont amplement exposées. Car en dépit de la réticence de la mariée, on fait malgré tout la fête, ignorant le fait qu’elle semble être seule et ne comprenne personne.
Quand Randall contacte les parents de son amie, ils menacent de le faire tuer: «Pour moi, c’est évidemment affreux de voir cette fille terrifiée et seule, mariée à un homme plus âgé et dans un environnement totalement étranger. Mais la famille de May ne voyait pas cela. Eux voyaient une maison en briques, un sol de béton, des gens portant des vêtements qu’eux-mêmes ne pouvaient se permettre d’acheter.»
Tourisme ou éducation?
Le tourisme, que le gouvernement met tout en œuvre pour développer, peut-il apporter une solution à la région? Sapa, naguère une station d’altitude très prisée des colons français d’Indochine, est devenue une destination phare, envahie de voyageurs. L’association Enfants du Mékong alerte sur le fait que «cela reste une activité précaire qui ne permet aucune épargne, n’offre aucune sécurité et dont les enfants sont les premières victimes. Les enfants doivent aider aux tâches ménagères et se garder entre eux. Cela les conduit très souvent à manquer l’école. Il arrive aussi que les enfants soient utilisés par leurs parents pour vendre de l’artisanat aux touristes.»
Pour beaucoup de membres de la communauté hmong, l’accès à l’éducation n’est pas toujours prioritaire. Ni au Vietnam, ni ailleurs: le Bureau du recensement des États-Unis, où vivent plusieurs centaines de milliers de Hmong, notait que la minorité ethnique possédait en 2015 le niveau d’étude le plus bas parmi les 25 millions d’Américains d’origine asiatique et insulaires du Pacifique (AAPI). Seuls 61% d’entre eux terminent leurs études secondaires, et 14% ont décroché un Bachelor’s Degree (équivalent au bac +3).
Par Elodie Palasse-Leroux – Slate.fr – 22 janvier 2023